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Les Soviétiques sont entrés en Tchécoslovaquie. Ils y sont arrivés par avion et en chars d’assaut. D’abord par un vol de l’Aeroflot d’où un groupe de parachutistes en civil, appartenant aux unités d’élite Spetsnaz, est discrètement descendu pour prendre le contrôle de l’aéroport de Prague. Puis par d’autres avions frappés de l’étoile rouge, des chasseurs Mig et de gigantesques Antonov An-12 contenant du matériel lourd ainsi que la 103e division aéroportée de la Garde. Celle-ci s’est mise en mouvement vers le centre de Prague, investissant en chemin le palais présidentiel. Puis sept mille unités blindées mécanisées des troupes du pacte de Varsovie, massées aux frontières du pays, ont convergé vers sa capitale pour l’investir avec cinq cent mille soldats.

Ce sont des chars de modèle T-54, T-55 et T-62, et les Spetsnaz sont équipés de pistolets Makarov, de fusils d’assaut AK-47 ou de leurs variantes à crosse pliable, de mitrailleuses légères RPK-74, de fusils de précision SVD Dragunov et de lance-grenades monocoup AGS-17. On pourrait juger un tel arsenal approprié à une guerre ou à une invasion, mais pas du tout. Il ne s’agit pas non plus d’une petite annexion en douceur comme il y a trente ans, non. Il s’agit juste de ce que les Soviétiques viennent mettre un peu d’ordre dans un régime dont ils se pensent maîtres, dont l’évolution actuelle leur apparaît comme une fâcheuse dérive et qu’il convient de normaliser rapidement. Ils arrivent donc avec les armées de cinq pays du pacte et ils s’installent, voilà tout.

Une dizaine d’heures suffisent pour que la ville tombe aux mains des parachutistes puis, après que la jonction avec les forces terrestres s’est réalisée, les chars soviétiques pénètrent Prague en force. Après quoi c’est en moins de vingt-quatre heures que s’effectue l’occupation physique du pays.

Quand ce petit monde entre dans Prague, ce n’est pas glacial qu’est l’accueil, c’est aussitôt hostile et résistant. On se rassemble en pleine nuit sur la place Wenceslas pour faire face aux T-55 stationnés çà et là, moteurs ronflants. Quand leurs conducteurs tentent de s’en extraire, ils sont accueillis par des huées gigantesques. Puis, tirées depuis les toits du Musée national, quelques balles viennent bientôt s’écraser sur la carapace des chars. Les tankistes regagnent précipitamment leurs habitacles, les capots se referment, les tourelles tournent sur elles-mêmes, tous les blindés se mettent à tirer à la fois. Les vitrines du musée explosent, des fragments de façades s’effondrent.

Cependant que des échos de rafales, mitrailleuses et pistolets-mitrailleurs, commencent de claquer un peu partout en ville, les manifestants se ruent maintenant vers l’immeuble de la radio qui continue d’émettre et dans la direction duquel progressent aussi les chars. Tirant d’abord en l’air puis de plus en plus bas, ils bousculent, défoncent, écrasent les voitures garées là, frayant un chemin aux fantassins chargés de l’occupation de l’immeuble. Puis la radio est occupée à huit heures du matin, les émissions des studios réguliers sont coupées. C’est réglé.

Les jours suivants, à Prague, la population oppose une résistance passive. On essaie bien d’abord de discuter avec les soldats mais, comme ça ne donne pas grand-chose, on prend vite quelques habitudes. Si des militaires soviétiques égarés dans la ville demandent leur chemin, il devient naturel de leur désigner toujours la direction opposée. De même, on prend soin de déplacer systématiquement les panneaux indicateurs pour semer le trouble chez les intrus. Et pendant ces premières nuits d’occupation, on continue de se rassembler place Wenceslas.

Émile a rejoint les manifestants. Il aura quarante-six ans le mois prochain. Il est toujours bel homme malgré sa calvitie, toujours ouvert, toujours très calme même si ce soir contre son habitude il ne sourit pas. Ce soir on ne voit pas ses grandes dents.

A peine arrivé sur les lieux de la manifestation, on le reconnaît aussitôt. Dis quelque chose, Émile, enfin, l’exhorte-t-on, tu ne peux pas rester sans réagir. Émile est d’abord un petit peu embarrassé. Ce n’est certes pas qu’il n’ait rien à dire mais, s’il a appris à discuter avec les journalistes, il n’a pas l’expérience des foules. Peu importe, il prend la parole : forçant sa voix fluette, le héros national s’exprime, dénonce, condamne l’invasion des forces du pacte. Parlant de son point de vue d’athlète, et comme les prochains Jeux olympiques vont avoir lieu dans quelques semaines à Mexico, il improvise un petit discours dans lequel il invite l’armée à respecter une trêve olympique. Comme ce n’est pas très clair, il précise sa pensée en appelant même, à l’occasion de ces Jeux, au boycott de l’URSS.

Les conséquences de tels propos ne sauraient se faire attendre. Dès le lendemain, Émile est renvoyé de son poste au ministère. Et dans les jours qui suivent il est exclu du Parti, radié de l’armée, interdit de séjour à Prague. Il n’est pas le seul : dans le même temps, trois cent mille membres du Parti sont également exclus de ses rangs, trois cent mille autres non-communistes sont exclus de la vie publique, trois cent mille encore sont licenciés ou reclassés à des postes inférieurs.

Voici donc Émile au chômage. S’il n’est évidemment plus autorisé à voyager, il pourrait bien tenter de quitter le pays, d’autres le tentent et y parviennent, mais il ne veut même pas penser à s’exiler. Il n’aurait d’ailleurs pas le temps d’y penser car, quelques jours plus tard, il est expédié comme manutentionnaire dans les mines d’uranium de Jachymov, au nord-ouest du pays, près de la frontière allemande.

Jachymov est un gisement exploité à ciel ouvert où l’uranium est broyé par concassage, sans que nul système d’arrosage ou de ventilation ne diminue l’irradiation ni ne réduise les concentrations de poussières et de radon, gaz hautement toxique qui se propage depuis les installations de conditionnement, les collines de déblais, les réservoirs de déchets liquides. Le vent diffuse un peu partout des particules radioactives cependant que l’eau s’infiltre dans les nappes phréatiques et les ruisseaux, contaminant la faune, la flore, les gens.

C’est là qu’Émile va être employé à divers postes, ce qui pourrait lui rappeler ses affectations chez Bata sauf qu’on y plaisante encore moins. Après qu’on a concassé la gangue, on la concentre par oxydation, extraction, précipitation, opérations auxquelles Émile est initié, passant à l’occasion aux ateliers de lavage, de séchage et d’emballage. Il pousse et tire aussi, au besoin, des wagonnets de minerai. Cela pendant six ans au cours desquels, par je ne sais quel subterfuge, Émile à trois reprises trouve le moyen, sous un déguisement, de venir voir Dana qui est restée assignée à résidence à Prague.

Au bout de ces six années, la sœur aînée du socialisme et ses fondés de pouvoir pragois, qui ont fait d’Alexander Dubcek un jardinier, décident de rappeler Émile dans la capitale avec l’idée de le promouvoir en faisant de lui un éboueur. Cela semble une vraiment bonne idée, histoire de l’humilier, mais il apparaît vite que ce n’est pas une si bonne idée que ça. D’abord, quand il parcourt les rues de la ville derrière sa benne avec son balai, la population reconnaît aussitôt Émile, tout le monde se met aux fenêtres pour l’ovationner. Puis, ses camarades de travail refusant qu’il ramasse lui-même les ordures, il se contente de courir à petites foulées derrière le camion, sous les encouragements comme avant. Tous les matins, sur son passage, les habitants du quartier où son équipe est affectée descendent sur le trottoir pour l’applaudir, vidant eux-mêmes leur poubelle dans la benne. Jamais aucun éboueur au monde n’aura été autant acclamé. Du point de vue des fondés de pouvoir, cette opération est un échec.

On le retire donc rapidement de ce poste, on l’essaie à deux ou trois autres dans l’exercice desquels le problème de sa popularité demeure. En désespoir de cause on finit par l’expédier à la campagne où il y a moins de monde qu’en ville, où l’on espère qu’il se fera moins remarquer, où il est affecté à des travaux de terrassement. Officiellement déclaré géologue, le travail d’Émile va consister maintenant à faire des trous dans la terre pour qu’on y plante des poteaux télégraphiques. Deux années passent encore ainsi, puis Émile est convoqué devant un comité qui ne l’appelle plus camarade. On lui tend un nouveau papier, on lui suggère fermement de le signer.

Dans ce document, il avoue comme il faut toutes ses erreurs du passé. Qu’il a eu tort de soutenir les forces contre-révolutionnaires et les révisionnistes bourgeois. Qu’il n’aurait pas dû cautionner cette cochonnerie réactionnaire de charte des deux mille mots. Il s’y déclare très content de la situation actuelle en général, très satisfait de sa vie personnelle en particulier. Il y affirme que, malgré les rumeurs, il n’a jamais été éboueur ni terrassier. Qu’il n’a jamais été persécuté, ni même jamais dégradé, et qu’il n’a pas besoin de percevoir sa retraite de colonel de réserve. Qu’il touche en effet un salaire plus que satisfaisant pour son travail aux forages géologiques, fonction dans laquelle il découvre un monde neuf et passionnant. Il signe. Il signe son autocritique, comment faire autrement pour avoir la paix. Il signe et, peu après, le voilà pardonné. Le purgatoire est terminé. On lui confie, à Prague, un poste en sous-sol au Centre d’information des sports.

Bon, dit le doux Émile. Archiviste, je ne méritais sans doute pas mieux.